Dernière édition le 03 novembre 2007
- Tu me déçois, William.
- Mais maître...
- Silence ! Tu as eu de nombreuses occasions de me ramener Ulrich, mais à chaque fois, tu ne les saisissais pas !
- Ce... ça n'arrivera plus maître, je vous le promets...
- Je l'espère pour toi, dit XANA d'une voix douceureuse. L'as-tu ramené ?
- Non maître. Je ne pouvais pas m'en approcher.
- Je vois... Dans ce cas, écoute-moi bien : les dieux s'apperçevront vite de la disparition des autres. Ils vont donc envoyer quelqu'un chercher celui qui reste. Retourne là-bas et attend qu'il s'en empare.
- Et Ulrich ?
- Il y sera. Tu feras ainsi d'une pierre deux coups.
Un long et sombre couloir s'étendait devant un jeune samouraï. Ce dernier le suivait avec prudence, la main sur la garde de son katana, jetant des regards apeurés autour de lui. Et il y avait de quoi : les murs lie-de-vin, les arcades noires ornées de signes étranges d'un jaune perçant, et le rythme d'un battement de cœur comme bruit de fond, tout cela mettait ses nerfs en pelotte.
Il arriva dans une haute salle circulaire, à peine mieux éclairée que le couloir ; face à lui, dans trois alcôves, étaient assis trois personnages vêtus d'un long manteau, le visage caché sous une capuche, et portant autour du cou un curieux objet brillant. D'horribles statues de monstres bipèdes écorchés, sculptés en une pose pharaonique, les encadraient.
Soudain, celles qui entouraient le personnage de droite s'animèrent et se ruèrent aussitôt sur le samouraï. Surpris, il réagit trop tardivement et fut promptement désarmé et plaqué au sol. Une voix sourde et féminine, à la fois familière et inconnue, parvint à ses oreilles malgré les hurlements des monstres.
- Bientôt... Oui, bientôt tu seras à moi.
- Jamais ! hurla-t-il.
Un rire dément retentit dans la salle ; une douleur cuisante fusa dans son avant-bras gauche, et un voile obscur éclipsa sa vision.
Ulrich se réveilla en sueur dans des draps détrempés. Sous le choc, il prit de grandes inspirations pour se calmer. Près de lui, Yumi remua. Le jeune homme fit son possible pour ne pas la réveiller en se redressant ; sans succès.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? murmura la japonaise. (elle se redressa et lui passa la main sur le visage) Tu as de la fièvre ! Tu as encore fait le même cauchemar ?
Ulrich hocha la tête d'un air las, effleurant du bout des doigts les marques noires de son avant-bras. Ce n'était pas les plaques caractéristiques de la nécrose, mais plutôt les esquisses de gracieuses formes géométriques. Il en avait parlé à Isis dès leur apparition (il y a cinq mois, quand il avait commencé à faire ce rêve), et la déesse avait disparu le lendemain, sans crier gare. Depuis, ils étaient sans nouvelles d'elle, et son fils, Horus, n'était pas disposé à fournir des explications quant à sa soudaine disparition.
- Isis sait quelque chose, soupira-t-il. Sinon, elle ne serait pas partie si brusquement.
- Voilà que tu t'inquiète encore, le tança gentiment Yumi. Écoute mon amour, si ces marques étaient dangereuses pour toi, ton médaillon t'aurait averti, et moi, j'aurai ressenti tes brûlures.
À ces paroles, Ulrich porta ses mains à son torse et serra le pendentif qu'il portait autour du cou : un disque d'or avec, au centre, une pierre orangée en forme de goutte. Un cadeau du dieu Râ.
Il soupira à pierre fendre avant de sourire.
- Tu as raison, je m'inquiète pour rien. Au fait, ce n'est pas souvent que nous avons du temps pour nous deux, lui murmura-t-il à l'oreille. Qu'est-ce que tu dirais d'une petite... discussion ?
Yumi lui ébouriffa sa mèche brune, puis sa main descendit le long de sa joue en une caresse.
- Avec plaisir, mon amour, souffla-t-elle avant de l'embrasser.
Plus tard, lorsque Yumi se réveilla, le soleil commençait tout juste à poindre à l'horizon. À son côté, Ulrich dormait paisiblement, une main posée sur son flanc. Attendrie, la jeune japonaise effleura amoureusement la joue de son bien-aimé, puis se blottit tout contre lui.
Elle avait dû attendre ses dix-huit ans (sur les recommandations d'Isis) avant d'accepter Ulrich dans son lit, et la soirée avait été mémorable. D'un commun accord, devinant leurs réactions indignées, ils n'en parlaient pas à leurs parents (retrouvés lors d'une énième excursion sur Terre). Seuls leurs amis étaient au courant.
Mais maintenant qu'elle avait dix-neuf ans, elle avait une nouvelle chose en tête.
Le lendemain, au milieu de la matinée, Ulrich s'entraînait dans la cour de la maison militaire de Luskan. Son torse nu luisant de sueur, il ferraillait depuis près d'une heure contre Horus, un jeune homme de son âge (en apparence car, en réalité, il avait plusieurs centaines d'années) à la chevelure brune. Ils étaient les seuls duellistes, les autres ayant cessé de se battre pour les regarder.
Dans un coin du carré d'entraînement, il y avait une personne qui ne perdait pas une miette du combat. Droite comme un i, ses cheveux de jais coiffée en une tresse qui lui descendait jusqu'au milieu du dos, et vêtue d'une longue robe noire, Yumi ne quittait pas des yeux son compagnon car, malgré sa frêle silhouette, le dieu restait un bretteur redoutable. Ses yeux violets rivés sur son adversaire, il faisait pleuvoir sur lui une multitude de coups toujours plus violents, qu'Ulrich esquivait ou parait avec une facilité déconcertante. Leur duel dura ainsi jusqu'à la fin de la matinée.
Au bout du compte, il n'y eut ni vainqueur ni vaincu, car les deux duellistes, épuisés, ne pouvaient plus lever leurs armes.
- Par le Créateur ! s'exclama Horus. C'est la première fois que je suis tenu en échec par un mortel !
Ulrich allait répliquer lorsqu'une voix, qui lui était très familière, mais qui ne pouvait lui apporter de bonnes nouvelles, emplit soudain son esprit.
Ulrich, tu m'entends ?
- Isis ?! s'exclama le jeune homme.
Ulrich, dis à tes amis de préparer leurs affaires immédiatement. Retrouvez-moi à l'oasis de Khamoon, au pied du Djebel Écarlate ; Horus vous expliquera tout en chemin. Fais vite, il n'y a pas de temps à perdre ! Et dis à Jérémie de prendre ses deux dernières créations et son ordinateur portable, ils risquent de vous être utiles.
Une bonne demi-heure se passa en préparatifs pour un voyage qu'ils devinaient long. Les Ranyhyns étaient capables de couvrir, en une semaine et sans s'arrêter, les trois centaines de lieues qui séparaient Luskan du djebel, mais les équidés "normaux", même les plus endurants, devaient souvent faire des haltes pour souffler.
Quelques instants plus tard, tout le monde était habillé pour le voyage et à cheval, prêt à partir. Enfin... presque.
Yumi, juchée sur sa fidèle Ellou, tenait les rênes de Belaguez, l'étalon Ranyhyn palomino d'Ulrich, le temps que ce dernier parvienne à convaincre Odd de bien vouloir monter sur son poney.
- Pas question qu'je monte là-dessus ! Ça mord par devant, ça tape par derrière, et c'est inconfortable dans le milieu, alors vous m'oubliez !
Une heure plus tard, six cavaliers quittèrent la cité au galop, Horus en tête sur le seigneur des Ranyhyns, un grand cheval blanc du nom de Xavius.
- J'espère que le garde-manger du château est bien plein, lança Belaguez. Sinon, la cuisinière va faire une drôle de tête.
- T'avais une autre idée ? rétorqua Ulrich.
Xavius allait bon train vers le grand fleuve, mais sans dépasser les possibilités des poneys. Après que son cavalier ait négocié une traversée en bac avec les passeurs, il mena la petite troupe droit au Sud, dans une vaste contrée qui moutonnait doucement en collines basses et espacées, dont certaines pentes étaient couvertes de bois. Les lapins et les perdrix détalaient sur leur passage et, là-bas, une harde de cerfs se sauvait sous le couvert des arbres.
Ils continuèrent leur route jusqu'à l'aube du jour suivant. Quand ils firent halte et mirent pied à terre, Jérémie, Odd, et Aélita, non habitués aux longues chevauchées, étaient perclus de courbatures.
- Mégabobo... gémit Odd en se massant douloureusement le dos.
- Ne te plaint pas trop, on a à peine commencé le voyage, lui dit Jérémie.
Le maigrichon à la mèche violette lui tira la langue, puis alla s'asseoir auprès des autres, installés en demi cercle, face à Horus.
- J'irai droit au but, dit le jeune dieu. XANA est à la recherche du Scion, une relique dont les trois fragments ont été cachés à Valombre, il y a plusieurs millénaires. Voilà pourquoi ma mère est partie en coup de vent : elle voulait s'assurer s'ils étaient toujours dans le royaume.
- Et ils le sont ? demanda Ulrich.
- Hélas non, il en manque deux. Et d'après elle, tu as commencé à cauchemarder au moment même où XANA a pris possession du premier morceaux. Quant aux possédés, il les cache depuis qu'il détient le deuxième. Pour quoi faire, ça je l'ignore, mais ce qui est sûr, c'est qu'il ne doit pas mettre la main sur le dernier fragment.
- Qu'est-ce qui se passerait, sinon ? lança Aélita.
- Mère est restée silencieuse lorsque je lui ai posé cette même question. Et quand elle est ainsi, on peut s'attendre au pire. Cependant, elle m'a avoué ne pas comprendre pourquoi le Scion affectait Ulrich à ce point.
Cela faisait longtemps que les plaines verdoyantes avaient cédé la place à un paysage méditérranéen.
Au début, cela plaisait beaucoup aux cinq adolescents : le parfum du thym et du romarin, les haltes aux heures les plus chaudes de la journée à l'ombre des arbres, les nuits fraîches, le soleil, les champs de vignes, les oliveraies..., donnaient des airs de vacance à leur voyage.
Ils déchantèrent très vite.
Au fur et à mesure qu'ils descendaient vers le sud du royaume, la température augmentait sensiblement jusqu'à atteindre des sommets.
La chaleur eut l'effet d'un coup de massue sur les lyokoguerriers. Assomés, les yeux brûlés par le soleil, ils ne guidaient plus leurs montures ; seule la vigilance d'Horus et de Xavius les maintenait sur le bon chemin. Pis encore, le chant strident des cigales et les effluves des herbes aromatiques leur donnaient des migraines épouvantables, intensifiées par la fournaise et le manque de vent.
Quelques jours plus tard, une petite étendue de sable cuivré apparut soudain devant eux, allant jusqu'à une chaîne de hautes montagnes d'un rouge éclatant. À ses pieds, près du lit d'une rivière à sec, se tenait une grande oasis dont le vert de la végétation ressortait sur le rouge de la roche. Un visiteur non avertit l'aurait cru inhabitée, tant les petites maisons carrées à toit plat étaient cachées sous l'épais feuillage des palmiers et des acacias.
- L'oasis de Khamoon, enfin... soupira Jérémie.
L'astre du jour amorçait sa descente à l'Ouest lorsqu'ils l'atteignirent.
Les villageois les trouvèrent exténués et hagards, mais triomphants : mille deux cent kilomètres en un mois, c'était un exploit, surtout pour les trois poneys. Les cavaliers furent invités à se restaurer et se reposer ; seul Ulrich déclina l'offre en prétextant qu'il devait soigner les chevaux. En vérité, il ne voulait pas manquer son entrevue avec Isis.
La déesse l'attendait justement près du corral où leurs montures avaient été parquées.
- Tu voulais me voir ? demanda-t-elle.
- Horus ne nous a pas tout expliqué, dit Ulrich en insistant sur le "tout". Qu'est-ce qui se passe ici ?
- Quelqu'un a tenté de s'emparer du dernier fragment du Scion, répondit sans détour la déesse. Comme je ne peux le toucher, et encore moins m'en approcher, j'ai préféré faire appel à toi et tes amis.
- Pourquoi nous ?
- Parce que vous êtes les seuls à pouvoir triompher des pièges du Sanctuaire du Scion.
Le soleil avait à moitié disparut derrière le djebel lorsqu'Ulrich revint à la casbah que les villageois leur avaient assigné.
Après s'être rapidement restauré, il rejoignit Yumi dans leur chambre, s'efforçant de ne pas paraître soucieux devant sa compagne.
- Alors, comment vont les chevaux ?
- Ils n'ont pas trop souffert du voyage. J'ai juste été obligé d'enduire d'argile leurs paturons pour qu'ils n'aient pas de tendinites.
- Tu sais quoi ? Tu aurais dû faire vétérinaire, le taquina Yumi tandis qu'elle se lovait dans ses bras.
La nuit était tombée depuis deux heures, et Ulrich ne parvenait pas à trouver le sommeil. Posté à la fenêtre de la chambre, sous la lueur cendrée des lunes jumelles, il ne cessait de penser au comportement étrange d'Isis lorsqu'il lui avait demandé des précisions à propos du Scion et des marques sur son avant-bras. C'était comme si elle avait été victime d'un trou de mémoire...
"Non !" s'exclama-t-il intérieurement, alors qu'il venait de se souvenir d'un détail. "Elle était trop effarée pour que ce soit un simple oubli. Je crois plutôt qu'on lui a effacé sa mémoire. Mais pourquoi ?"
La forme ombreuse toucha d'un doigt la petite sphère rubis qu'elle tenait dans son autre main, et l'anima. Dans le globe se matérialisa le visage de William.
- Où en sont-ils ?
- Ils viennent d'arriver à l'oasis, maître. À première vue, ils ont décidé d'attendre demain avant d'entrer dans le temple.
- Excellent. Surtout, n'oublie pas ce que tu dois faire.
La sphère devint complètement noire, la silhouette sombre ayant rompu le lien.
Avec un soupir de satisfaction, cette dernière se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Tout se déroulait comme elle l'avait voulu. Et bientôt, les dernières pièces maîtresses du puzzle de la victoire seront en sa possession.
Un froid mordant avait envahit l'air. Lentement, à l'Est, les ténèbres se muèrent en un gris mat, puis en une bande rouge. Des rais de lumière dorée jaillirent au-dessus de l'horizon et vinrent toucher le djebel, le transformant pendant un temps en une gigantesque barrière de feu.
C'est le moment que choisirent les quatre lyokoguerriers, accompagnés de Gwenhwyvar, pour s'aventurer hors de l'oasis et prendre la direction des montagnes. Il ne leur fallut pas plus d'une heure pour les atteindre et trouver ce qu'ils cherchaient : l'entrée d'un étroit goulet. Au début, l'intérieur était aussi froid que le désert, puis la chaleur augmentait au fur et à mesure qu'ils avançaient entre les hautes parois de pierre. Bientôt, ils arrivèrent dans une cuvette, chichement éclairée par les rayons du soleil, avec, face à eux, l'entrée béante d'une grotte.
- Ouh... Sinistre à souhait, dit une voix métallique.
- Comment tu peux savoir ça Einstein ?! T'es pas avec nous !
- Odd, ne me dis pas que t'as oublié que j'ai équipé d'une petite caméra chacune de vos oreillettes ?!
- Heu...
- Et si on y allait ? proposa Yumi.
La grotte se révéla être en fait un large tunnel d'une assez grande déclivité, éclairé ça et là par de minces rais de lumière venant de cristaux enchassés dans les parois. Quand ils eurent marchés sur plusieurs centaines de mètres, le boyau devint plus haut, plus large, et ils débouchèrent devant une haute muraille de briques crues allant du sol au plafond.
- Hé Einstein, lança Odd, y a un bête mur qui nous empêche d'avancer !
- Je sais, je le vois sur mon écran, lui répondit la voix déformée de Jérémie. Par contre, y a rien sur le plan qui signale un mur à cet endroit.
Entre-temps, la panthère d'onyx s'était dirigée vers le coin droit du mur et flairait sa base avec intérêt. Son comportement n'échappa pas à Aélita ; s'agenouillant près d'elle, la jeune fille observa attentivement les briques, et découvrit qu'un bon nombre d'entre-elles étaient seulement posées les unes sur les autres, sans mortier.
- J'ai trouvé ! s'exclama-t-elle.
Alors que les autres accouraient, Aélita commença à ôter les pierres, dégageant ainsi une ouverture assez haute pour qu'ils puissent passer sans se baisser. Ils débouchèrent dans une immense caverne, illuminée par les rayons du soleil qui se déversaient à flots par de larges trouées, en hauteur. Des palmiers poussaient à droite et à gauche, aux bords de petits bassins dont certains étaient colonisés par des nénuphars. Enfin, droit devant et sculptée dans la paroi, se dressait la partie avant d'un imposant sphinx à tête de bélier.
Alors qu'ils s'en approchaient, Yumi et Ulrich sentirent leur amulette leur brûler la peau.
- Attention, quelque chose viens vers vous ! hurla Jérémie.
Une dalle de pierre s'ouvrit au niveau du poitrail du sphinx, dévoilant un sombre passage hors duquel jaillirent des créatures de cauchemar.
En les voyant, Ulrich se pétrifia d'épouvante, car ces monstres ressemblaient à ceux qui hantaient ses rêves : un corps humain écorché aux membres griffus démesuréments longs, une tête de félin dépourvue d'oreilles et au museau allongé, des dents de sabre, des petits yeux semblables à des braises incandescentes, et des lambeaux de bandelettes pendaient de leur chair en putréfaction.
Gwenhwyvar les accueillit avec un rugissement de défi qui fit hésiter un des monstres et qui tira Ulrich de son hébétude. La panthère mit cette faiblesse à profit et bondit aussitôt sur son adversaire, lui enfonçant profondément ses crocs dans le crâne.
Dans son dos, les lyokoguerriers se défendaient de leur mieux, appliquant une tactique de combat qui avait toujours porté ses fruits. Avec Ulrich et Odd au contact, épaulés par les flèches de Yumi et d'Aélita, cette échauffourée ne dura que quelques secondes, et personne ne fut bléssé.
- Là, point d'vue mocheté, les bébêtes de XANA sont battues ! glapit Odd.
- C'était quoi ces horreurs ? interrogea Yumi.
- Une ethnie locale peut-être !?
- Je n'en ai aucune idée, répondit Isis. Pourtant, j'ai l'impression d'avoir déjà vu ce genre de créature... Attendez-vous à en rencontrer d'autres à l'intérieur.
Alors qu'ils disparurent dans l'obscurité du sanctuaire, plusieurs silhouettes se glissèrent à travers la brèche dégagée par Aélita. En apercevant les cadavres des monstres écorchés, elles refusèrent d'aller plus loin. Leur chef, le seul à ne pas frémir à la vue du charnier, leur promit les pires punitions si elles s'entêtaient. Elles finirent par le suivre, à contre-cœur et la peur au ventre.
La traversée fut tout sauf une promenade de santé.
Un labyrinthe de couloirs courait dans les entrailles de la montagne. Ces corridors partaient dans tous les sens, comme si l'architecte qui les avait conçus avait été frappé de folie. Sans l'aide de Jérémie, ils se seraient forcément perdus. Mais ce n'était pas ce qu'il y avait de pire.
Les couloirs, banals en apparence, se révélèrent être truffés de pièges aussi mortels les uns que les autres : lames rotatives qui allaient et venaient le long des parois, pieux jaillissant des murs ou du sol, fosses garnies de pics acérés..., rien n'était épargné aux jeunes aventuriers. Et dès qu'ils entraient dans une salle, ils n'avaient pas le temps de souffler car deux ou trois monstres à dents de sabre les attaquaient aussitôt.
Finalement, au bout de plusieurs heures, ils arrivèrent dans une grande salle, face à deux statues colossales de Seth et d'Horus, assis côte à côte.
Sur les côtés et contre les murs, quatre grosses boules luisantes reposaient sur de hauts piliers. Sur le sol, quatre dalles blanches ouvragées comme pour servir de réceptacle à ces sphères ressortaient sur le gris sombre des lieux.
- C'est vraiment déprimant ici, se plaignit Odd. Pour un peu, j'en viendrais presque à préférer les couloirs piégés. Là au moins, il y avait de la couleur !
- Où est la sortie Jérémie ? demanda Aélita.
- Derrière les colosses. Et pour les déloger, il faut placer les boules sur les dalles. Vu qu'elles sont en métal, vous allez pouvoir tester mon deuxième petit gadget !
- Avec joie, lança Ulrich.
Après s'être assuré que tout le monde était en sécurité, il tira de sa ceinture un fin cordage terminé par un petit objet plat et circulaire qu'il lança sur la boule la plus proche. Dès que l'ustensile se fixa sur la cible, Ulrich tira sur la corde et la boule s'écrasa sur le sol dans un bruit de ferraille assourdissant. Il fit de même avec les trois autres, puis ses amis se chargèrent de les placer sur les dalles.
- Test concluant Einstein, dit-il. Ton grappin magnétique fonctionne au poil.
- Génial !
Les deux statues frémirent, puis s'écartèrent doucement dans un roulement de tonnerre, dévoilant une lourde grille rouillée qui se soulevait avec peine.
Ils passèrent un étroit tunnel, et pénétrèrent dans une nouvelle salle innondée de lumière, aux proportions gargantuesques. Une allée bordée de quatre petits obélisques menait à un gigantesque sphinx émergeant de la roche, comme s'il en était une extention naturelle. Quelques ibis se reposaient à l'ombre de palmiers et de papyrus qui poussaient près de grands bassins.
- C'est magnifique, s'extasia Aélita.
- Mwouais... T'as vu ce qu'il y a devant les pattes du sphinx ? gronda Yumi.
D'un geste, elle désigna deux statues de centaures armés d'une lance et d'un bouclier circulaire.
- Bah... Ce ne sont que des statues inoffensives... dit Odd. Allez, soyez pas paranos et ammenez-vous !
Yumi et Ulrich baissèrent les yeux sur Gwenhwyvar, qui paraissait aussi dubitative qu'eux. Ils consentirent toutefois à suivre Odd, Aélita sur les talons.
Lorsqu'ils dépassèrent la deuxième rangée d'obélisques, les oiseaux de Thot s'envolèrent en désordre, en proie à une brusque panique. Gwenhwyvar se hérissa et sortit ses griffes. Yumi et Ulrich sentirent leur amulette les brûler désagréablement. L'avertissement était clair.
- Attention, les statues ! s'écrièrent-ils en chœur.
Dans un bruit mat, les sculptures volèrent en éclat, laissant apparaître leur horrible contenu.
Si quelqu'un avait prit un crâne de cheval et l'avait plongé dans de la cire, le résultat aurait été proche de la vision cauchemardesque que les aventuriers avaient devant eux. Ajoutez à cela des orbites d'un rouge perçant qui reflétaient la cruauté et des chairs brunâtres empestant la décomposition, et le tableau horrifique était complet.
- Odd, tu me copieras cent fois la définition du mot "inoffensif", persifla Aélita.
- Ben quoi ? Tout le monde peut s'tromper !
- Aidez-nous au lieu de vous disputer bêtement ! rétorqua Yumi, qui essayait tant bien que mal de soutenir son compagnon avec ses flèches.
Jaillissant d'on ne sait où, Gwenhwyvar bondit sur l'un des des centaures, et lui trancha la gorge. Le laissant s'étouffer dans son sang, elle sauta sur le dos du deuxième, et planta les crocs dans sa nuque. Fou de douleur, le monstre se débattit avec force, essayant en vain de se débarrasser de l'étaut qui menaçait de lui broyer les cervicales. Ulrich et Odd en profitèrent pour lui sectionner les tendons des pattes. Enfin, dans un ensemble parfait, deux traits l'atteignirent en plein cœur ; il mourut avant même de s'écrouler sur le sol.
- Joli tir mesdemoiselles ! s'exclama Ulrich.
- Évidemment, faut toujours que les filles me volent la vedette ! C'est pas juste ! s'indigna Odd.
Cela provoqua un fou rire général.
- Ravie constater que l'ambiance reste détendue malgré tout, fit remarquer Isis.
- Vous savez, il en faut plus que des pièges et des bestioles mal fichues pour les démoraliser ! s'esclaffa Jérémie. Allez, finit de rire... D'après mon plan, il y a une porte dans le poitrail du sphinx. L'ennui, c'est que je ne la vois nulle part...
- Alors essayons de savoir où ça sonne creux, dit Ulrich. Les filles, vous montez la garde avec Gwen. Prévenez-nous si des monstres se pointent.
Yumi et Aélita acquiescèrent, mais la panthère ne semblait pas disposée à faire de même : elle se précipita ventre à terre vers le poitrail du sphinx, renversant Odd au passage, et se mit à griffer furieusement la roche.
- Fichu quadrupède ! grommela le blondinet malchanceux.
Ulrich s'approcha, stupéfait par le comportement du fauve enchanté... et comprit immédiatement.
Sous les yeux médusés de ses compagnons, il dégaina son épée et frappa la paroi du plat de sa lame. De nombreuses fissures apparurent, suivant les profonds sillons laissés par les griffes du félin. Au deuxième coup, des plaques de sable tombèrent au sol. Au troisième, une épaisse gangue de sable s'effondra, mettant à nu une dalle de pierre d'un bleu très pâle ornée d'un épervier au plumage chatoyant, l'envergure déployée et la queue épanouie en éventail, et surmontée d'un globe ailé.
- La voilà ta porte, Einstein ! Maintenant, tu nous dis comment on l'ouvre ?
- Il y a une étoile à vingt branches, à sa droite. Il faut d'abord la tirer, puis la faire pivoter d'un quart de tour vers la droite, ensuite d'un tiers de tour vers la gauche, et enfin d'un tour complet vers la droite.
- N'étant pas doué en math, je laisse ce privilège à Aélita.
Amusée, la jeune fille aux cheveux roses s'avança et tourna l'étrange poignée.
Lorsque la lourde dalle se souleva, une bouffée d'air brûlant s'échappa de l'ouverture sombre. La lumière, se hasardant à l'entrée du couloir, fit briller d'un vif éclat les enluminures colorées d'étranges glyphes entaillés le long des murailles lisses, par lignes perpendiculaires.
- C'est pas une écriture égyptienne ça... constata Aélita.
- C'est p'têt une forme primitive ou évoluée des hiéroglyphes, proposa Odd. Maintenant dépêchons-nous d'prendre le Scion et d'rentrer parce que j'ai faim !
Précédés par Gwenhwyvar, les lyokoguerriers allumèrent des torches et pénétrèrent dans le passage. Après quelques pas, la dalle retomba brutalement, provoquant un courant d'air qui souffla les flammes de leurs torches. Puis, une lumière dorée dont ils ne parvinrent pas à en situer la source déchira les ténèbres, dévoilant une longue galerie dallée qui descendait en pente douce.
Peu à peu, Yumi sentit un profond malaise l'envahir. Pourtant, son amulette ne dégageait aucune chaleur et la panthère d'onyx restait parfaitement calme.
- Je n'aime pas cet endroit, glissa-t-elle à son compagnon. Il distille comme lécho d'un désespoir sans nom...
Ce dernier resta silencieux. Lui-même éprouvait une sensation bizarre : il se demandait si c'était son imagination qui lui jouait un mauvais tour, mais il avait l'impression d'entendre des échos lointains de hurlements de souffrance et de panique.
Alors que la dalle bleue se refermait sur le groupe, une quinzaine de silhouettes entrèrent à leur tour dans la salle du sphinx. Leur chef s'éloigna et sortit d'une de ses poches une shère illuminée de rouge dans laquelle flottait l'image d'un visage éthéré.
- Où en es-tu ?
- Je suis devant le grand sphinx, maître. Mais, sans vouloir vous vexer, vous êtes sûr qu'on arrivera à temps ?
- Évidemment andouille ! Et au lieu de dire des âneries, tu ferais mieux d'appeler ta monture et d'emprunter immédiatement le passage ! Il ne faut pas que le dernier morceau du Scion nous file entre les doigts !
Le couloir conduisait à une immense salle cathédrale rectangulaire au plafond azur orné de vautours blancs aux ailes déployées. Il reposait sur douze colonnes massives agrémentées de cartouches, et ouvrant leur corolle de pierre colorée de palmes à une hauteur vertigineuse. Les murs latéraux étaient recouverts d'une gigantesque fresque où l'on distinguait une suite de scènes variées, allant des fêtes à l'agriculture, expliquées sans doute par les glyphes inscrits en-dessous, et avec, en arrière-plan, l'image d'une cité somptueuse dont l'architecture ressemblait, en mieux, à celle de Luskan.
- Waow...
- Extasie-toi autant que tu veux Aélita, mais regarde quand même où tu mets les pieds : certaines dalles sont piégées, dit la voix de Jérémie.
- Je m'disais aussi : ça semblait trop facile ! railla Odd.
- Et ça, c'est quoi ? lança Yumi en désignant une grande sphère mauve flottante, nimbée d'éclairs, qui se tenait au centre de la salle.
- C'est un Esprit de Susano, expliqua Isis. Un conseil : évitez les dalles ornées d'une fleur de lotus, sinon il vous électrocutera aussitôt.
Gwenhwyvar gronda légèrement, puis commença à avancer, le muffle rivé au sol. Les lyokoguerriers lui emboîtèrent le pas.
Après une pérégrination qui leur parut durer une éternité, ils arrivèrent à l'extrémité de la salle, devant l'entrée d'une pièce aux dimensions plus modestes. Aucun pilier ne soutenait le plafond bleu constellé de dessins d'étoiles. Au centre, sur un socle fait d'uraeus de jade, reposait une imposante sphère lumineuse qui contenait un étrange objet, ressemblant à un engrenage rouillé d'horlogerie, et doté d'une petite poignée dorée en forme de T.
- C'est ça le Scion ! Eh ben, il est pas très grand !
- Méfie-toi Odd, répliqua sèchement Isis, malgré sa petite taille, et même incomplet, il est plus dangereux que tu ne le crois.
Lorsqu'Ulrich et Yumi entrèrent dans la salle, la sensation de malaise s'accentua encore. Un écho de souffrances intenses hantait ce lieu. Il ne venait pas uniquement du Scion, mais aussi des fresques qui ornaient les murs. En effet, celles-ci représentaient de violentes scènes de guerre, dans lesquelles les monstres à dent de sabre et les centaures mort-vivants, lançés par une femme vêtue de rouge au visage cruel, et portant autour du cou la réplique exacte du fragment détenue par la sphère, affrontaient soldats et cavaliers humains, menés par deux hommes qui détenait les deux autres morceaux de la relique.
Suivirent ensuite des scènes épouvantables jusqu'à aboutir, au fond de la pièce, à l'image de la destruction de la cité apperçue en arrière-plan dans la salle hypostyle par cinq dragons : un blanc, un noir, un vert, un rouge, et un jaune. Un grand aigle à tête blanche, au plumage pourpre et or, s'éloignait de la tourmente, emportant dans ses serres les trois fragments du Scion.
- Prenons le morceau et allons nous-en ! lança Yumi, mal à l'aise. Ça ne me plaît pas ici !
Ce fut Odd qui se proposa ; il tendit la main vers le globe.
- Non Odd, pas touch... ! rugit la voix de Jérémie au moment où ses doigts touchèrent la sphère.
L'instant d'après, la lumière de cette dernière sembla se multiplier par cent, aveuglant les lyokoguerriers qui crièrent de surprise. Quelques secondes plus tard, lorsqu'ils retrouvèrent la vue, ils virent Odd plaqué contre un mur, pieds par dessus tête, ronchonnant à qui mieux mieux.
- Rien d'cassé, mon pote ? lui demanda Ulrich.
- Si, ma bonne humeur !
- Qu'est-ce qui s'est passé, au juste ? interrogea Aélita.
- Un champ répulsif protège le fragment, répondit Jérémie. C'est lui qui a envoyé valser Odd. Par contre Ulrich, lorsque tu t'en approches, son intensité chute considérablement. Et c'est pareil avec toi, Yumi.
- Alors, ne perdons pas de temps, dit Ulrich.
À son tour, il tendit la main vers la sphère. Dès qu'il la toucha, sa surface se mit à onduler, se tordit, puis s'effaça progressivement, lui permettant de s'emparer du fragment sans problème.
Malgré sa petite taille (aussi grand que la paume de sa main) et son aspect détérioré, le jeune homme sentait qu'une puissance infinie couvait à l'intérieur. Le fait de tenir un tel pouvoir dans sa main le fascina... et le terrifia.
"Je n'ose pas imaginer ce qui se passerait si les trois fragments se retrouvaient en la possession de XANA", pensa-t-il.
Rien de plus que la destruction de votre monde et des autres, lui répondit Isis.
Soudain, au fond de la pièce, un pan de mur se souleva, dévoilant une sombre galerie. Une manticore, sellée et montée, en jaillit, suivie d'une quinzaine de silhouettes armées jusqu'aux dents, et vêtues d'un ample manteau sombre à capuche. Chacune arborait, au niveau du cœur, une broderie rouge représentant le sigle de XANA.
L'espace d'un instant, les deux groupes s'observèrent. Puis les inconnus passèrent à l'attaque ; seul le cavalier resta en retrait.
Pour les lyokoguerriers, ce fut un dur combat, et ce malgré l'aide de Gwenhwyvar. Ces individus luttaient au mépris de leur propre vie.
Pendant que ses acolytes les occupaient, le cavalier sortit de sous son manteau une sarbacane, dans laquelle il glissa une petite fléchette, puis adapta sa visée avec les mouvements de sa cible, et souffla. Le petit projectile vint se ficher dans l'épaule d'Ulrich. Aussitôt, ce dernier sentit ses forces l'abandonner ; il tituba avant de s'écrouler pesamment sur le sol. Dans un état de semi-conscience, il sentit une main l'attraper par le col et le hisser sans ménagement en travers d'une selle. Un ordre fut aboyé, puis ce fut le noir total.