Histoire : Vaellus - Épisode #2 : Les vacances de Stakhanov

Écrite par Pete le 26 février 2006 (7425 mots)

7.00. Un radioréveil s’alluma.
« Le nouveau ministre irakien du pétrole, Ibrahim Bahr al-Ouloum, assiste à la réunion ordinaire de l’OPEP à Vienne. C’est la première fois depuis 1990 qu’un représentant de l’Irak est admis dans cette organisation... ». Jérémie éteint la radio.
Il était plutôt fatigué. Il avait travaillé à l’usine jusqu’à deux heures avec Aelita.
La personnalité d’Aelita avait changé depuis qu’elle avait recouvré la mémoire. Son amnésie avait induit chez elle une naïveté qui avait masqué une gravité latente qu’elle exprimait aujourd’hui. Jérémie avait encore rêvé d’elle. C’est en Normandie qu’ils avaient passé une partie de leurs vacances ensemble, chez les Belpois. Aelita avait été invitée successivement chez chacun de ses amis. Leurs parents avaient eut des conversations téléphoniques avec un certain Franz Hopper, père d’Aelita. C’était en réalité Jérémie qui utilisait son programme de synthèse vocale. Aelita avait aussi passé du temps à l’usine. Elle s’était installée à l’Ermitage, où elle avait campé dans son ancienne chambre. Elle s’était ravitaillée à la supérette du coin grâce au pécule laissé par son père ; Jérémie avait en effet trouvé, dans le journal de Franz Hopper, un numéro de compte épargne au nom de sa fille, utilisable directement par le client dès l’âge de 13 ans.
Il s’habillait. Ulrich l’avait taquiné, un fois, à propos de ses slips, arguant qu’ils étaient ringards et qu’il devait passer d’urgence aux caleçons. L’argument était idiot puisque, slip ou caleçon, on ne le voit pas. Un sous-vêtement se porte, par définition, sous les vêtements.
Il descendit au réfectoire en rigolant.
Comme à l’accoutumé, il était le premier arrivé de la bande. Il se prit du chocolat au lait, des tartines et une tasse de café, histoire compenser son manque de sommeil. En beurrant sa tartine, il repensa à ce que lui avait dit Aelita un mois auparavant.
- Tu te rends compte des problèmes psychologique qui me guettent, Jérémie ? Ma mère a été tuée par des agents secrets ; mon père, aux dernières nouvelles, est prisonnier d’un monstre numérique, ou mort en me sauvant ; j’ai passé les trois quarts de ma vie dans une boucle temporelle, un jour sans fin, puis seule dans un environnement virtuel, où j’étais amnésique et où je pensais être un programme sentinelle, une intelligence artificielle conçue pour protéger Lyoko. Je ne sais même pas quel âge j’ai : biologiquement et civilement, j’ai presque 14 ans. Mais j’ai vécu plus de 20 ans... C’est à s’en taper la tête contre les murs.
Aelita prit une bouteille d’eau et en but une bonne gorgée ; puis elle reprit devant un Jérémie silencieux :
- Pendant ce très long jour, ce jour qui a duré environ six ans et demi pour moi - mon père ne m’ayant intégré à la boucle que vers le 400ème jour - j’ai tant appris. J’ai dévoré la bibliothèque de mes parents. À l’âge où les enfants vont à l’école primaire, j’apprenais en autodidacte par la lecture. Mon père m’a enseigné pas mal de choses, aussi ; il voulait que je mette à profit ce temps artificiel pour étudier. Il pensait au début me faire sauter quelques classes lorsque nous serions sortis de la boucle temporelle, puis il est devenu un peu fou avec le temps, il avait peur pour moi, il voulait que je me réfugie dans le monde sans danger. Bref, j’ai appris l’histoire, la géographie, les sciences. Il était prof au lycée, dans les classes préparatoires, mais il avait aussi des livres de collège, par lesquels j’ai commencé. Il m’expliquait le soir ce que je n’avais pas compris. J’apprenais vite. J’ai aussi lu pas mal de romans. J’ai perfectionné mon allemand et mon finnois grâce à ces livres. J’avais oublié que je parlais finnois, tu sais ; pourtant, c’est ma langue maternelle. J’ai dévoré Pessi ja Illusia, les histoires de la famille Moumine ; et j’ai dû lire les poèmes du Kalevala une douzaine de fois.
Jérémie écoutait avec intensité les paroles de son amie.
- Si je ne suis pas folle aujourd’hui, c’est grâce à mon père, mais aussi, et surtout, grâce à vous tous, et toi particulièrement, Jérémie.
Elle avait prit Jérémie dans les bras et lui avait susurré à l’oreille :
- Minä raakastan sinua.
- Salut, Jérémie ! dit brusquement une voix.
C’était Aelita, debout devant Jérémie pensif, son plateau à la main, et qui venait de le sortir de sa rêverie. Son regard ressemblait de plus en plus à celui de son père, intense et profond, plus du tout rond et candide comme avant. Il faut dire que la veille, ils avaient accompli un travail important, un travail qui ouvrait à l’esprit vif d’Aelita de larges perspectives.

Les troisièmes avaient eu droit à leur premier contrôle de maths de l’année. Monsieur Charlier, leur professeur, rendait les copies.
- Jérémie Belpois : 20/20. Excellent travail ; un sans faute. Aelita Stones : 20/20. Excellente copie également. J’ai toutefois failli vous enlever un point parce que vous ne résolvez pas toujours les problèmes comme il faut. Vous avez une méthode trop intuitive, vous allez trop vite parfois ; soyez plus académique.
Le professeur continua sa remise des copies, annonçant des résultats de moins en moins bon. Oh, non ! pensa Jérémie, il a classé les copies, ce sadique, et, qui plus est, en ordre décroissant : de quoi faire monter à petit feu le stress des élèves en attente de leur copie. Une tension se fit sentir dans la salle de classe.
- Ulrich Stern, 12/20. C’est correct.
Jérémie se rendit compte qu’Odd, contrairement à son habitude, était tendu.
- Et alors, Odd, depuis quand te préoccupes-tu de tes résultats en maths ?
- Depuis que je suis sûr d’avoir brillamment réussi ce contrôle là. J’ai révisé avec Ulrich, qui s’en est bien sorti, et j’ai répondu à toutes les questions.
- Je sens aussi l’influence d’Aelita, mon petit, lui glissa Ulrich malicieusement. Tu voulais la « coolifier » ; tel est prit qui croyait prendre !
- Rien à voir. C’est que je suis obligé de travailler si je ne veux pas redoubler. C’est galère, mais j’ai envie de rester avec vous ; et je suis passé de justesse l’an dernier, grâce à ma remontée au troisième trimestre. Le pire c’est que cette année, on passe le brevet : bonjour l’angoisse !
- Non, je rêve ? s’ébahit Ulrich. Odd devient raisonnable ? C’est la fin des haricots !
- Odd Della Robbia, 9/20. Trop juste.
- Quoi ? gémit Odd. Je n’ai pas la moyenne ? Après tant d’efforts ? C’est pas juste !
Il pencha sur sa copie un regard inquisiteur, comme s’il était persuadé que le prof s’était trompé.
- hé ? Pourquoi j’ai pas eu les points à l’exercice n°3 ? Ma réponse est on ne peut plus juste !
- Certes, rétorqua monsieur Charlier, mais tu n’as pas fait ce qui était demandé. Je ne vois aucune équation à cet exercice, n’est-ce pas ?
- Oui, mais...
- Il n’y a pas de mais. Lors d’un contrôle portant sur les doubles équations à deux inconnues, il faut utiliser ce qu’on a vu en cours. Tania Grandjean : 9/20. Trop juste également.
- C’est injuste, marmonna Odd. Regarde toi-même, Jérémie.
Jérémie attrapa la feuille tendue et lut :
« Problème n°3 :
Dans un troupeau composé de dromadaires (une bosse) et de chameaux (deux bosses), nous
avons comptabilisé 279 bosses et 200 têtes. Combien ce troupeau comporte-t-il de chameaux et de dromadaires ? »
Évidemment, le professeur attendait des équations à deux inconnues. La plupart des collégiens avaient répondu quelque chose dans ce genre là :
« soit x le nombre de dromadaires
soit y le nombre de chameaux
a) x+y=200
b) x+2y=279
On injecte la valeur de x dans b) :
(200-y)+2y=279
200+y=279
y=79
d’où :
x+79=200
x=200-79=121
Il y a 121 dromadaires et 79 chameaux dans le troupeau ».
Odd, quant à lui, avait écrit ceci :
« Les animaux ont tous au moins une bosse. Du coup, les bosses « supplémentaires » par rapport au nombre d’animaux appartiennent aux chameaux. Donc il y a 279-200=79 chameaux. Et donc 200-79=121 dromadaires ».

La réponse d’Odd était juste, indubitablement ; et le raisonnement astucieux. Il avait simplement formalisé son raisonnement avec des mots plutôt qu’avec des équations. Or, dans ce cas là, la formalisation verbale était plus rapide que la formalisation mathématique niveau collège. Pas étonnant qu’il ait fini dans les temps. Jérémie n’avait pas eu ce problème : il avait pris l’habitude, en maths, de parler comme on programme : en décomposant son raisonnement sans en omettre une étape. Il avait suggéré cette technique à Aelita, dont le style était devenu plus académique de ce fait.

Une sonnerie annonça la fin des cours. Peu après, des portes des bâtiments sortirent des masses de collégiens qui ruisselèrent jusqu’au portail. Les ruisseaux s’agglutinaient en une rivière, se jetant dans les flots de la chaussée et éclatant en grappes ; grappes qui poursuivaient leur route sur le trottoir, jusqu’à l’arrêt de bus ou la station de RER.
Des collégiens restaient manger à la cantine : la plupart des pensionnaires et certains externes, dont Yumi, qui avait décidé de passer l’après-midi de ce mercredi de septembre en compagnie de ses amis. Elle avait choisi de rester avec sa bande, bien que William lui ait proposé de sortir en ville avec lui ; elle avait décliné l’offre d’une voix embarrassée, mais elle lui avait assuré que c’était à charge de revanche.
Grâce aux pas rapides d’Odd, qui était la locomotive du groupe à l’heure du déjeuner, les cinq amis arrivèrent parmi les premiers au réfectoire, et se rangèrent sans peine dans la courte queue. Au menu étaient proposés des betteraves ou du céleri rémoulade, du poulet (« émincé de poulet forestier »), des patates (« pommes de terres dorées au four »), et des yaourts aux fruits. Classique. Chacun garnit son plateau, et tous s’installèrent à une table près de la fenêtre.
Lorsque Odd eut finit son assiette, il examina ses doigts puis imita la voix grave de monsieur Fumet, leur professeur d’histoire-géographie :
- « Odd, tenez votre stylo correctement ! Il ne perd pas une occasion de faire le pitre, celui-là ! ». Il est marrant, le Gilet, j’ai des bleus au bout des doigts...
- Sans blagues ? ironisa Ulrich. Vu comment tu t’excites avec ta basse... Tu n’as qu’à utiliser un médiator, malin !
- Un médiator ? Jamais ! La basse se joue aux doigts, môssieur ! Les plectres c’est pour les pleutres !
- Et comme les gamelles que tu te prends en skate n’arrangent rien...
- J’ai des gants de skate, môssieur !
- Ouais, des mitaines ! s’esclaffa Ulrich.
Tous éclatèrent de rire.
- Théo est un crack au skate, il faut bien que je prenne des risques pour conserver ma suprématie !
- Te vantes pas trop, quand même, t’es pas crédible. Tes chevilles enflent, tu as le melon, persifla Ulrich.
- Si j’avais un melon et des chevilles d’éléphant, je ne serais pas aussi doué, répliqua Odd.
Puis, changeant de sujet :
- Au fait, on t’a pas beaucoup vu ces derniers jours, Aelita.
- Tu sais bien que j’avais du travail, Odd.
- Je sais, tu as passé ton temps devant ton ordi ou à l’usine. En ce moment, XANA est plutôt calme, non ? C’est le moment de profiter un peu de ta vie de collégienne, comme tu le faisais l’année dernière.
- Justement, ce calme apparent est louche. Il faut au contraire en profiter pour nous préparer et planifier notre stratégie. Nous avons déjà failli une fois, nous ne devons pas baisser la garde, nous n’avons pas le choix.
- Oh, non ! Après Jérémie, c’est à ton tour de te laisser bouffer par Lyoko ! Tu ne crois pas que XANA t’a déjà suffisamment gâché la vie, non ?
- Si. Et celle de mon père, ajouta-t-elle d’une petite voix. Mais, qu’on le veuille ou non, il faut le combattre. Et, d’ailleurs, je ne suis pas sûre que tu tiendras ce discours tout à l’heure, fit-elle malicieusement.
- Qu’est ce qui se passe tout à l’heure ? Vous allez enfin nous montrer ce que vous mijotez, tous des deux ?
- Exact, dit Jérémie. Après le déjeuner, conférence au sommet.

La salle de contrôle était une crypte du temple de Hopper. Une lumière blafarde descendait du plafond. Les murs, faits de gros blocs, comme des temples incas, irradiaient d’un étrange reflet verdâtre. Au centre de l’espace circulaire, tel un autel, trônait une sorte de fontaine holographique où l’ectoplasme de Lyoko faisait ses apparitions, et où se décidait le cours du temps ; sa lueur changeante apportait une touche de fantaisie au lieu. L’opérateur pouvait tourner autour, son ordinateur de contrôle pendu au bout d’un long bras mécanique. Des câbles tentaculaires rampaient en périphérie, contre les plinthes.
En arrivant dans la salle de contrôle, Yumi, Odd et Ulrich constatèrent que leurs deux amis avaient installé des tabourets, récupérés dieu sait où, devant l’holomap.
- Prenez place, mes amis, dit solennellement Jérémie.
Ils s’assirent. Odd surtout, mais Ulrich aussi, ricanaient devant tant de sérieux. Yumi étaient intérieurement amusée, mais sa curiosité la poussa à rester de marbre. Ulrich partageait cette curiosité : il était attiré par la nouveauté.
Jérémie grimpa sur son fauteuil, pivota autour de l’holomap en tapotant sur son clavier : l’holomap disparut et laissa place à l’image introductive d’une présentation intitulée sobrement « nouveautés estivales ».
- Comme vous le savez, commença Jérémie, il y a trois mois, XANA a évolué, devenant plus puissant et dangereux que jamais. Par une chance inouïe, il n’a, depuis lors, pas manifesté plus de virulence qu’avant. Ce serait même plutôt le contraire -pour l’instant. Mais il est capable de nouveautés conceptuelles, telles que ces monstres humanoïdes que nous avons affrontés la semaine dernière, et nul doute qu’il manigance autre chose d’encore pire. C’est pourquoi nous devons nous adapter ; nous devons, nous aussi, lui préparer des surprises. Durant cet été, Aelita et moi n’avons pas chômé. Nous avons amélioré vos formes virtuelles et guerrières ; nous avons procédé à l’ultime série de débogage ce week-end, et fignolé les configurations ces deux derniers jours. Vos nouveaux gadgets sont prêts, déclama-t-il fièrement. Honneur aux dames, Aelita va vous exposer la nature et l’utilité de ses nouveaux programmes.
Il tendit la main paume en l’air vers elle.
- Aelita...
Aelita, dont le visage était à la fois rayonnant et grave, avança vers le projecteur 3D.
Jérémie se demanda soudain si son discours n’avait pas été trop grandiloquent. Après tout, les améliorations qu’ils avaient développées n’avaient rien de révolutionnaire, dans le fond. Et cette façon de les réunir devant une présentation 3D, dans cette crypte de béton verdâtre, de les accueillir par un discours trop littéraire, et en commettant des effets de manche, n’était-ce pas un peu kitsch ?
- Comme vous le savez, mes amis, commença Aelita, les aptitudes spéciales que nous appelons « pouvoirs » souffrent d’un défaut majeur : leur utilisation nous fait perdre des points de vie. Je suis du reste la plus handicapée par ce défaut, puisque mes pouvoirs sont mes seules armes face aux monstres de XANA.
Pendant qu’elle parlait, les images se succédaient à l’écran holographique. Une silhouette ectoplasmique, traversée de flux rouges, s’étalait au centre d’une image couverte de diagrammes. D’autres diagrammes s’affichaient ensuite : ils représentaient, pour les initiés, l’architecture générale du programme de gestion des avatars.
- Les pouvoirs nous pompent des points de vie car ils nécessitent, pour leur exécution, le programme primaire de gestion des avatars, et ils envoient des requêtes qui, en accaparant de nombreux cycles, compromettent l’intégrité...
C’est à ce moment là qu’Odd lui fit signe : de son poing fermé jaillit son index et son majeur qu’il tapota mutuellement plusieurs fois avant de les joindre et de faire de petits moulinets dans l’air. Aelita comprit le message. Jérémie, qui avait les yeux rivés sur Aelita, n’avait capté que très partiellement le geste et mit un certain temps pour passer à l’image suivante.
- Bon, bref, enchaîna-t-elle, j’ai écrit un sous-programme doté de variables propres pour gérer les pouvoirs magiques. Désormais, l’usage des pouvoirs consommera des « points de mana », du nom de la force mystique des chamans polynésiens.
- Ça, on connaît, lança Odd à Ulrich.
Puis, se tournant vers Aelita :
- C’est génial, ça !
- Merci, Odd ! Mais écoute la suite. Je disais donc qu’en plus de nos points de vie, nous aurons désormais des points de mana réservé à la magie. Notre stock de mana sera lentement rechargé par un « générateur de mana » de mon invention. J’ai attribué 60 points de mana à chacun d’entre vous et 140 points à moi-même. Avant de protester, sachez que je n’ai pu m’en attribuer autant que parce que je suis sans arme. Dernière chose : chaque pouvoir consomme autant de point de mana qu’il ne consommait de points de vie.
Alors que les trois auditeurs s’extasiaient, Jérémie n’avait d’yeux que pour Aelita. Elle était bien la fille de son père. Elle avait de son intelligence et de sa créativité. Elle ne se contentait pas d’écrire des petits programmes ou d’améliorer telle ou telle configuration, non ; elle dominait le sujet, elle se représentait Lyoko de manière globale, comme un tout cohérent ; elle en saisissait l’esprit, en subodorait les idées sous-jacentes, et développait de nouveaux concepts, telle que le mana, à partir duquel elle avait conçu un système inédit de production et de distribution décentralisé, donc inaltérable par XANA. Jérémie savait cela, depuis qu’ils avaient travaillé ensemble sur le programme de matérialisation, mais il ne se lassait pas de se le rappeler, d’autant qu’il avait l’impression que son ingéniosité avait grandie, depuis quelques temps : ce nouveau concept en était la preuve.
- Voilà. Mais Jérémie n’est pas resté en reste, conclut Aelita.
- De mon côté, j’ai bidouillé vos carcasses. Nous avions constaté que vous étiez relativement faible contre les frôlions, malgré vos véhicules. Odd, tu auras désormais à ta disposition des flèches laser spéciales, des flèches à fragmentation, que tu pourras changer dans tes arbalètes en cas de besoin. Lorsqu’elles passent à proximité d’un monstre volant, ou n’importe quel type de monstre de XANA d’ailleurs, elles explosent en une multitude de billes meurtrières, que j’ai baptisé « grappes de photons », et qui déchiquetteront tous les frôlions à proximité. Plus moyen pour eux d’esquiver d’un déhanchement d’abdomen tes flèches. Le cauchemar des formations serrées ! C’est également l’arme idéale pour percer un champ de mine volante.
Odd était rayonnant.
- Génial, dit-il, ma vie ne sera plus pourrie ni par les mines, ni par ces saletés en formation serrée !
- J’ai aussi ajouté à tes bracelets-arbalètes un mécanisme de correction vectorielle, d’une amplitude de 5° tous azimuts, ce qui en pratique élargit le diamètre utile de ton viseur.
- Traduction en français ?
- Si tes tubes ne sont parfaitement pointés sur la cible, la trajectoire de la flèche sera corrigée selon une déviation maximale de 5° par rapport à la trajectoire initiale. En clair, ça ajuste ton tir, jusqu’à un certain point.
- Ha, d’accord. Au risque d’être rabat-joie, ce n’est pas possible d’augmenter l’angle de correction ?
- Non. Élargir l’angle de correction augmente l’instabilité de la plate-forme de tir. D’après ce que j’ai pu lire dans le journal de Franz Hopper, il y aurait moyen d’intégrer dans la fonction de tir de ton avatar des algorithmes de stabilisation. Mais Hopper ne les fournit pas ; et les concevoir moi-même dépasse de loin mes compétences.
- On ne t’en veut pas, Einstein, pour un ado de 13 ans, tu te débrouille déjà pas mal.
- Et j’ai également renforcé ton bouclier en intégrant un algorithme de déphasage quantique écrit par Franz au régulateur de champs disrupteur.
La seule chose qu’Odd avait compris dans cette phrase était que son bouclier était plus solide qu’avant. Cela suffit à le réjouir.
- Yumi, poursuivit Jérémie, ta cadence de tir m’a paru insuffisante contre un ennemi supérieur en nombre. Je t’ai donc programmé un nouveau pouvoir, le taifû. Il te suffira de lancer un éventail dans le ciel et l’autre au ras du sol pour créer une tornade entre les deux ; de quoi semer la panique parmi les légions adverses !
Le schéma montrait une trajectoire exemplaire de l’éventail, entouré de la marge de correction en rose pale.
- Et j’ai doté tes éventails d’un correcteur de trajectoire similaire à celui d’Odd. La différence est qu’il est intégré aux projectiles, donc son efficience est plus grande.
Le projecteur 3D modélisait un long vortex parcouru de points bleus, autour duquel défilait une multitude de lignes de code vertes.
- Ulrich enfin. Nous avions conscience de tes faiblesses sur Lyoko. À l’origine, en effet, chacun d’entre vous trois avait un point faible : Odd avait des munitions limitées, Yumi une cadence de tir limitée, et toi une portée offensive limitée. Depuis lors, Odd a bénéficié d’un chargeur automatique et Yumi d’un second éventail. Pour toi, j’ai modifié la lame de ton sabre. Ça n’a pas été facile, et, sans le journal de Franz Hopper, je n’y serais jamais arrivé. Tu as maintenant à ta disposition un sabre réflecteur, un sabre qui réfléchit les lasers ; à la base, à la manière normale, où l’angle de réflexion est égal à l’angle d’incidence, mais fortement pondéré par le sens et la vitesse de déplacement de la lame.
- J’ai un sabre de Jedi ! C’est... C’est extraordinaire, Jérémie ! Tu n’aurais pas pu mieux trouver !
Odd fit semblant de se pencher sur une canne et regarda Ulrich d’un air dubitatif. Il affirma d’une voix éraillée :
- Trop vieux pour commencer la formation, il est. Colère et peur je sens en lui !
Ulrich se retint de rire et donna un coup de coude à Odd pour le faire taire.
- Et ce n’est pas tout, ajouta Jérémie qui rougissait sous les compliments, Tu as aussi un nouveau pouvoir que j’ai baptisé la « charge héroïque », et qui doit être utilisée de préférence quand tu es sur ton overbike. Pendant un instant, tu seras enveloppé dans une clarté qui désorientera les monstres et te protégera partiellement contre leurs lasers.
- Fantastique ! Je deviens un preux chevalier au glaive d’airain !
- Voilà toutes les améliorations que je vous ai prodiguées.
- Aelita n’a pas été améliorée ? s’étonna Yumi.
- Si, bien sûr, mais c’est elle qui s’en est chargée. Je l’ai certes aidé, comme elle m’a aidé, mais elle a assumé l’essentiel en ce qui la concerne. Les points de vie et de mana, ce sont devenu ses spécialités.
- Mon nouveau pouvoir s’appelle Nestad, et permet de guérir n’importe quel lyokonaute, selon le ratio : un point de mana restaure deux points de vie.
- Génial, Aelita l’elfe a obtenu sont diplôme de druidesse ! s’exclama malicieusement Yumi.
- J’espère que tu sais faire aussi la potion magique, renchérit Ulrich.
- Dites, vous n’étiez pas censés être en vacances, ces deux derniers mois ? demanda Odd. Remarquez, je ne critique pas, je m’interroge.
- Si, mais comme XANA n’en prend pas, on a pris nos vacances chez Stakhanov...
- Et nous, nous devrions aller faire un tour à la plage essayer nos nouveaux accessoires, conclut Aelita. Aux scanners !

Ils étaient dans le désert, terre australe de Lyoko, sur un erg impassible. La lumière zénithale délavait les couleurs minérales ; de bas agrégats rocheux troublaient l’horizon, comme si la chape solaire empêchait l’érection de hautes superstructures. Des câbles, traversés de courant, rampaient dans les sables sans dunes ; des arbres desséchés se ratatinaient sous le soleil de plomb ; le sable jaune, mêlé de gravier, crissait aux pas des héros.
Odd demanda :
- Est-ce qu’on peut déclencher manuellement l’explosion des flèches à fragmentation ?
- On peut, répondit Jérémie. Pour l’entraînement, j’ai réglé par défaut la détonation à trois secondes après tir.
- Bien reçu, opérateur bien-aimé, on va voir ce que vaut ton nouveau gadget !
Odd braqua son arbalète bracelet vers l’horizon.
- DCA !
Une flèche plus grosse que les flèches laser classiques jaillit de son poignet droit et fila vers le ciel puis éclata comme un feu d’artifice.
- Super ! glapit Odd. Dommage que les sbires de XANA ne soient pas sensibles à la guerre psychologique.
Yumi voulut, elle aussi, tester sa nouvelle arme.
- Taïfû ! fit-elle en lançant ses deux éventails simultanément.
Un typhon se forma entre les deux éventails ; encore ténu, ils les maintenaient à distance constante et à vitesse stable ; il s’épaissit fortement en quelques secondes.
- Le vortex reste stable environ dix secondes après avoir atteint son intensité de croisière, dit Jérémie. Normalement, tu devrais pouvoir déplacer la tornade avec ton don de télékinésie, sans que cela te coûte du mana.
- OK, fit-elle. Elle lança par la pensée sa machine infernale sur un rocher qui trembla sous le choc. Le vent emporta les cailloux qui jonchaient le sol. Au bout de dix secondes, la tornade perdit en vitesse de rotation, et les deux éventails se rapprochèrent dans un sifflement qui se faisait plus grave.
Ulrich se tourna vers Odd :
- À nous deux, moussaillon ! Tire-moi dessus, et de dévierai ton trait avec l’aisance d’un tennisman !
- Ouais, mais alors pas sur moi, je n’ai pas envie de rentrer tout de suite à la salle des scanners. Allons-y. Flèche laser !
La flèche fila vers Ulrich, mais celui-ci, d’un coup droit bien placé, la renvoya vers un caillou qui explosa sous l’impact.
- Encore ! rugit Ulrich. La force est avec moi !
Odd se mit alors à le mitrailler sans relâche. Ulrich dévia avec succès tous tirs, sauf le dernier : à cause d’une seconde de flottement, il ne put l’empêcher de le frapper à la poitrine et de la faire basculer à la renverse. Odd s’approcha en rigolant :
- Ah, ah, ah ! Beaucoup de choses à apprendre tu as, avant que la Force soit avec toi, mon jeune padawan !
- Idiot ! grommela Ulrich. Après avoir paré ton avant-dernière flèche, j’étais cabré en arrière, et le seul moyen de bloqué ton tir aurait été de te la renvoyer dans la face. Ça m’a fait hésiter une fraction de seconde.
- Tu réfléchis trop, mon jeune apprenti. Fait comme moi : suit ton intuition. Et puis, ma flèche, j’aurais largement pu l’éviter. Et même dans l’hypothèse complètement farfelue où je l’aurais encaissée, c’est pas bien grave, j’ai la peau dure !
- Dit-il alors qu’il m’a demandé de ne pas lui tirer dessus...
- C’est fini, les chamailleries, les enfants ? rit Yumi.
- Allô Lyoko, ici la Terre, intervint Aelita. Ulrich, pour bloquer un tir sans le renvoyer, il te suffit de faire pivoter ton sabre du poignet selon le même vecteur d’approche que le laser. Sinon, je vous appelle pour le clou du spectacle. Préparez-vous à une surprise !
Les trois Lyokonautes jetèrent un regard étonné et interrogateur autour d’eux. Quelques secondes plus tard, les chevrons numériques apparurent , puis tournoyèrent lentement, tandis que se virtualisait un lyokonaute. C’était un sorcier elfe, au chapeau pointu, avec une tunique et un pantalon blanc, une cape violette, une ceinture rose, de grosses guêtres bleues, comme Mister Pück, à la différence près qu’il était blond et portait des lunettes.
- C’est toi, Jérémie ? s’exclama Yumi. Tu vas combattre sur Lyoko ? Et qui sera notre opérateur ?
Tous trois étaient sidéré. Jérémie sur Lyoko ? Lui qui éprouvait, depuis bientôt deux ans, une irrésistible appréhension face à la virtualisation ? Lui qui se trouvait nul sous forme virtuelle, qui préférait affronter les spectres de XANA que ses monstres virtuels ? C’était une révolution !
- Quand je serai sur Lyoko, ce sera Aelita.
- Et qui désactivera les tours ? s’étonnèrent les autres.
- Aelita. C’est la seule à pouvoir le faire. Je n’ai pas l’intention de venir ici à chaque attaque. Je voulais avoir une forme lyokoguerrière juste au cas où, pour vous prêter main forte en cas de besoin. Avec XANA qui a évolué, j’ai voulu mettre toutes les chances de notre côté.
Jérémie ne venait de dire qu’une partie de la vérité. Il était aiguillonné par une motivation plus secrète. Aelita avait affronté avec courage la matérialisation ; elle n’hésitait pas à mettre sa vie en danger pour protéger celle des autres. Son simple poste d’opérateur ne suffisait pas. Il voulait lui prouver qu’il n’était pas un pleutre. Il voulait être digne d’Aelita.
- Je ne suis pas armé, expliqua-t-il. Je serais un magicien, un peu comme Aelita. Je possède 160 points de mana et pour l’instant trois pouvoirs : l’auth, le herdir et le revio.
Jérémie était mal à l’aise. Il avait apporté les dernières mises au point à la configuration de son avatar pas plus tard que la veille, et c’était son premier transfert sur Lyoko en Ithron. En outre, ses précédentes expériences sur le monde virtuel lui avaient laissé un souvenir mitigé. La première fois, Yumi avait commis une erreur lors du transfert et il s’était retrouvé pris au piège dans une sorte de mémoire tampon, chose assez désagréable. Par bonheur, avant de revenir sur Terre, il avait ressenti un bref instant les émotions d’Aelita, ce qui suffit à lui faire oublier sa mésaventure. La seconde fois, il s’était transféré dans le canal fantôme, une réplique virtuelle du collège Kadic, où il avait combattu XANA et ses zombies. Pour construire un environnement aussi réaliste, XANA avait projeté dans l’esprit de ses prisonniers leurs propres souvenirs communs ; ainsi, pas de sensation d’imitation, à l’exception des inévitables erreurs, que Yumi perçut la première, et grâce auxquels elle découvrit le pot aux roses. Il gardait de cette expérience une sensation oppressante.
- Bien, annonça Jérémie. Si nous sommes ici, ce n’est pas seulement pour tester nos nouveaux gadgets. J’ai quelque chose à vous montrer ; quelque chose dont parle le journal de Franz Hopper, et qui se trouve dans le désert.
- Ah oui ? Une armurerie souterraine, ça me ferait plaisir, dit Odd.
- Ou un char d’assaut, renchérit Ulrich
- Je présume que si cette chose nous apportait un avantage immédiat contre XANA, Jérémie et Aelita nous en auraient parlé tout de suite.
- Tout juste. Aelita, c’est à toi.
- Je vous envoie les véhicules tout de suite, les amis.
Quelques secondes plus tard, les trois véhicules apparurent devant les lyokonautes, dans un scintillement blanc. Ulrich enfourcha l’overbike, Odd sauta sur l’overboard, Yumi monta sur l’overwing, suivit de Jérémie qui prit la place arrière, avec une légère appréhension.
- Prenez le cap 180°.
Les trois véhicules filèrent au cap 180°, c’est-à-dire plein sud, vers ce mystérieux endroit. Ayant été virtualisés dans la partie sud du désert, ils eurent tôt fait d’atteindre la bordure méridionale du territoire. C’était un finistère qui donnait sur la mer numérique.
- Nous ne sommes plus très loin, annonça Jérémie. C’est par-là, dit-il en montrant du doigt un agrégat de pierres brunes, comme il y en avait tant dans le désert.
Une fois sur place, Jérémie débarqua de l’overwing et s’engagea dans la faille étroite qui fendait en deux l’amas de roches. L’endroit était anormalement calme. D’habitude, il régnait un semblant d’animation dans le désert numérique : des bourrasques sablonneuses sillonnaient l’erg, de temps à autre ; les câbles de liaison crépitaient au passage des impulsions électriques ; les tours scintillaient de leur éclat bleu. Rien de tout cela ici : aucune tour, aucun câble de liaison, aucun nuage de sable n’était visible à l’horizon. Le silence. C’était une portion du désert où ils ne s’étaient jamais rendus auparavant, un finistère à la marge du territoire.
Au bout d’une minute entre les deux murailles de pierre, Jérémie s’écria :
- C’est ici ! Suivez-moi.
Il y avait une ouverture suffisamment large pour y passer. Les quatre lyokonautes entrèrent dans une grotte plongée dans la pénombre, car la lumière n’y pénétrait qu’indirectement. Les rayons du soleil numérique se reflétaient sur la muraille de pierre et éclairaient faiblement l’entrée ; des ouvertures dans la voûte laissaient passer des faisceaux de lumière. Jérémie brandit son bâton noueux qui s’alluma comme une torche, mettant en relief les parois de la cavité, qui n’était pas grande, entre 20 et 25 m². Au milieu de l’espace trônait un monolithe noir, sorte de menhir d’obsidienne qui absorbait la lumière environnante.
- C’est cette pierre noire que tu veux nous montrer, Jérémie ? demanda Ulrich
- Oui, c’est ce monolithe.
- J’ai déjà vu un truc dans le genre dans 2001, l’odyssée de l’espace, intervint Odd.
- Quatre pèlerins viennent se recueillir devant une pierre noire dans le désert, plaisanta Yumi.
- J’ai contacté l’entrepreneur pour la mosquée... renchérit Jérémie. Non, trêve de plaisanterie, la pierre noire est composée de particules virtuelles totipotentes. C’est un peu l’équivalent des cellules souches, mais pour des particules, si vous voulez.
- Ça n’éclaire pas ma lanterne, le coupa Odd.
- Cette matière peut être intégrée provisoirement au corps d’un lyokonaute, afin d’augmenter sa densité moléculaire.
- Concrètement, ça sert à quoi ? demanda Yumi.
- Tes muscles sont plus denses, mais tu es plus massif, plus lourd. Donc les effets s’annulent.
- Donc ça ne sert à rien, en déduisit Odd, sauf à attiser ta curiosité scientifique, petit génie !
- Aelita et moi avons une idée d’application pratique. Mais nous devons d’abord la mettre au clair avant de vous en dire d’avantage.
- Donc ça ne sert à rien, tu ne nous dis rien, d’ailleurs rien n’est sûr et tu n’es sûr de rien... Euh, Jérémie, tu peux me dire ce que l’on fait ici ? s’impatienta Ulrich.
- De quoi te plains-tu, mon ami ? On est pas bien ici ? C’est un endroit où XANA ne vient jamais. Profite ! Plus prosaïquement, je suis là pour activer le monolithe, ce qui nous permettra de nous en servir, si d’aventure nous nous en servons.
Jérémie leva son bras droit, posa le bout de son sceptre sur la pierre noire et prononça une étrange formule : « Cen sarn morn cuino ! ». La pierre émit de la chaleur, pendant quelques instants. Il ajouta à voix basse : « Lîn urui, sui mi i eru i, ovrol aen... ».
- Voilà. C’est fait. Je crois qu’on peut sortir, cette grotte ne présente pas d’autre intérêt. Ne faites pas cette tête ! Ce rocher est sans danger, d’ailleurs vous pouvez le toucher comme bon vous semble, dit-il en posant sa main sur la surface noire.
- Odd l’imita. La pierre était lisse comme du verre, mais pas très régulière.
Nos quatre amis sortirent de la grotte et se retrouvèrent bientôt en plein soleil.
- Alors comme ça, maintenant, tu te mets à marmonner dans une langue bizarre, mon Jérémie ? Déjà qu’on devait décoder le jargon informatique, si en plus on doit traduire des runes elfiques, on est pas sorti de l’auberge...
- C’est ma nouvelle fonction qui veut ça, Odd. Un sorcier elfe parle Sindarin.
- Est-ce que moi je lance mes flèches en miaulant ?
- Tu devrais, mais plutôt en rugissant, ça correspondrait plus à l’état d’esprit de l’attaque.
- Et si on montait là-haut ? fit soudainement Ulrich.
Joignant le geste à la parole, il escalada la paroi. La pente était raide mais il s’aidait des irrégularités de la roche. Yumi le suivit avec la même aisance ; Odd avec plus de facilité encore. Jérémie éprouvait plus de difficultés, mais il les surmonta, aidé de son bâton, et fit le dernier mètre tiré par la main amicale d’Odd.
- Comment se fait-il qu’un gars sujet aux vertiges veuille se jucher sur un point haut ? s’interrogea Yumi.
- Devine, dit-il en s’approchant d’elle. La vue n’est-elle pas magnifique ?
La colline de roches qui surplombait la grotte était située à l’extrémité du cap sur du territoire. La vue donnait sur l’immensité de la mer numérique et sur un paysage aux formes et aux couleurs variées, et qui semblait encore plus apaisant vu de haut. Les quatre lyokonautes s’assirent à même le roc et profitèrent un peu de ce moment de calme sur Lyoko.
- Comment ce fait-il que XANA ne puisse pas venir ici ? demanda Ulrich.
- Il le peut, rétorqua Jérémie, mais je suppose que cette zone ne l’intéresse pas, puisqu’il n’y a pas de tours à l’horizon. Il serait bien capable de nous envoyer des monstres pour nous harceler, mais ces temps-ci il est bien calme. Touchons du bois.
- Ici ce sera difficile, dit Odd, même si l’on se contente de bois virtuel. Il n’y a même pas d’arbre comme dans les montagnes ou dans la forêt. Tout juste quelques troncs calcinés ici ou là. Franzy aurait pu y mettre quelques cactus, ça aurait apporté une petite note de fraîcheur ici. Mais, en même temps, ça aurait cassé le style très minéral de ce territoire. Un choix cornélien !
- Le guerrier de la forêt choisirait les cactus, non ? suggéra Yumi.
- Oui, mais mon sens artistique surdéveloppé préfère l’uniformité minérale du désert.

Jérémie vit Ulrich et Yumi se prendre la main, sans trop savoir qui avait osé prendre cette initiative. Ils restèrent immobiles à contempler le paysage.
Jérémie pensa tristement à Aelita. La salle de contrôle était-elle loin ? Cette question envahit opportunément son esprit, comme pour éviter les ruminations ; rien de tel qu’un problème scientifique pour se changer les idées. Le sens commun des lyokonautes plaçait Lyoko près des scanners, puisque les scanners, ces mystérieux passages vers le monde numérique, les y transféraient promptement, à n’importe quel point relais des territoires extérieurs. Le trajet semblait presque instantané, comme si Lyoko se cachait dans les tréfonds du supercalculateur, un étage au-dessous. En réalité, Jérémie n’avait aucune idée d’où se trouvait Lyoko. Cette question avait-elle un sens ? Lyoko n’était pas qu’une simulation numérique : bien que virtuel, la réalité de ce monde était tangible ; son degré ontologique était simplement inférieur au monde réel. Mais il ne se trouvait pas pour autant dans le monde réel. Alors ?
Le regard de Jérémie se perdait dans l’immensité des flots. Le soleil du désert, perpétuellement à son zénith, scintillait en reflets blancs sur la mer numérique. À leurs débuts sur Lyoko, Jérémie et Aelita parlaient de « l’horizon des événements » ; c’est Odd qui avait opté pour le plus prosaïque « mer numérique », terme qui a fini par rester, même si la chose n’avait rien à voir avec l’eau. Cette surface bleue argentée était la limite ultime du monde de Lyoko, au-delà de laquelle les particules virtuelles perdaient leur potentiel de réalité, et de laquelle on ne pouvait normalement pas revenir. Heureusement, Jérémie et Aelita avaient développé un programme initialement baptisé « Programme de matérialisation d’Aelita », qui rendait aux particules virtuelles ayant atteint le « point froid » leur potentiel de réalité.
L’oreille de Jérémie vibra à la voix d’Aelita :
- Qui aurait pu croire, il y a quinze mois, que je serai un jour derrière mon ordinateur, devant ma webcam, et que je te parlerai à toi, virtualisé sur le monde de Lyoko ? Celle qui ne pouvait se matérialiser et celui qui pouvait ne se virtualiser ont inversé leurs rôles. Tiens, je t’envoie un visuel de la webcam.
Le visage jovial d’Aelita devint l’horizon de Jérémie. Il envoya à son tour un visuel à Aelita, qui vit dans une fenêtre l’image de la ligne d’horizon numérique, séparant la mer de la voûte céleste.
Jérémie et Aelita, par delà les mondes, venaient d’échanger un regard.